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samedi, 15 avril 2006

fragments et collection

"Le chaos qui semble régner dans la Wunderkammer (cabinet de curiosité) n'est pourtant qu'apparent: pour la mentalité du savant médiéval, le cabinet était une sorte de microcosme qui reproduisait, dans son harmonieux fouillis, le macrocosme animal, végétal et minéral. C'est pourquoi chaque objet ne semble trouver son sens qu'à côté des autres, entre les murs d'une pièce où le savant pouvait mesurer à tout instant les limites de l'univers." Giorgio AGAMBEN dans L'homme sans contenu

 

L'artiste a quelque chose du collectionneur dans le sens qu'il répond à cette même complexion d'atteindre une plénitude, d'accumuler un ensemble d'éléments satisfaisant une approximation acceptable de l'entité considérée. Cependant - et gageons qu'il n'y songe guère - il n'atteindra jamais cet idéal auquel, par ailleurs, il ne survivrait point. L'idéal de satiété ne reste alors qu'une idée convenable.

 

L'état inabouti de l'oeuvre / de la collection est en effet le moteur même de cette pathologie si affligeante, qu'elle prive les plus malades de leur vie sociale, de leur sommeil, de leur santé, de leur raison, en fait de tout ce qui aura manqué à se soumettre à la tâche brûlante, parfois noble, mais souvent infâme et toxique, de réunir ou de forger les pièces nécessaires, et même indispensables, au catalogue raisonné d'une existence éphémère, voire humaine.

 

L'artiste et le collectionneur se meuvent dans leurs champs respectifs, séparés par une espèce de curiosité indifférente, mais animés par ce même idéal, engrossant leur ventre de fragments liés par des spécificités objectives communes ou des valeurs subjectives infléchies par l'intention fédératrice supérieure. La qualité de l'ensemble surpasse la somme des valeurs élémentaires ce qui devient d'autant plus marquant quand l'objet singulier ne présente qu'un intérêt intrinsèque minime.

 

Cette ingestion, malgré ses particularités évoquées ici, s'apparente à un phénomène ontologique plus généralisé, celui de l'appréhension du monde par tout être doté de sens et de raison: l'intégration d'une nouveauté, l'appropriation et le contrôle des choses permettent d'asseoir l'être dans sa position ainsi que dans son rapport à la nature et d'élargir constamment son domaine. Il s'agit d'éléments essentiels à sa continuité.

 

Examinées en détail, chacune des pièces singulières existait déjà pour elle-même, ou plutôt par elle-même dans un contexte en rapport avec le monde chaotique et agité, extérieur à la collection. Mais une fois décontextualisées, soit déliées du rapport extérieur, mais ingérées et administrées dans l'organisation intérieure et sécurisante, elles prennent définitivement un sens particulier différent et occupent un emplacement spécifique. Ce nouveau lieu sera déterminé par un lien prioritaire avec les autres pièces rassemblées. La création artistique, en parlant de l'unité singulière, est à ce propos tout à fait semblable à l'objet collectionné, que sa valeur, et même sa signification, changent considérablement selon que l'on adopte ou non une perspective d'intégration dans la collection de l'artiste, à savoir dans la contemporanéité culturelle et artistique ainsi que dans l'historique de l'évolution personnelle de l'artiste (afin d'étayer ce point on pourrait considérer une inversion expérimentale du fameux concept du porte-bouteille de DUCHAMP, soit la transposition d'une oeuvre artistique reconnue vers un environnement récipiendaire culturellement éloigné, "démuséalisé", qui n'y saura vraisemblablement déceler de valeur artistique. Sans aller aussi loin, l'expérience semble déjà partiellement réalisée de façon aussi éloquente qu'involontaire dans l'art contemporain institutionnalisé, quelquefois hermétique, présenté à un public sceptique n'osant mettre en cause l'autorité muséale ou critique imposant consensus et dévotion).

 

C'est dans l'étude plus attentive du phénomène de possession et des particularités attachées aux éléments constitutifs des collections que l'on pourrait ébaucher les premières différences entre l'artiste et le collectionneur proprement dit. Quand pour ce dernier il s'agit de ramener un élément extérieur à lui-même afin de l'intégrer dans son environnement propre, l'artiste répond au besoin de posséder une entité intérieure ou, tout du moins, d'une entité résultant de l'interaction entre ce qui lui est extérieur et la matière de son fort intérieur.

 

Plus éloigné encore des considérations matérielles, on pourrait imaginer l'artiste en tant que collectionneur de moments, d'instants - puissances sur lesquels rebondissent les suivants, ouvrant ainsi l'un des innombrables passages pour l'exploration du tout.

00:20 Publié dans digesteur | Lien permanent | Commentaires (0)